L’âge, c’est juste un nombre – Le contournement des règles liées à l’âge durant la Première Guerre mondiale


Durant la Première Guerre mondiale, des milliers de Canadiens se rendent à leur centre de recrutement local pour s’enrôler. Cependant, tous ne sont pas admissibles. Le Corps expéditionnaire canadien (CEC) a des exigences spécifiques quant aux qualités requises pour qu’un soldat soit apte au service. L’une d’entre elles, qui a d’ailleurs éliminé plusieurs candidats, est celle concernant l’âge. En temps normal, le CEC demande que la personne qui s’enrôle ait entre 18 et 45 ans. Dans certains cas, il accepte des mineurs s’ils peuvent fournir une autorisation parentale. Cependant, plusieurs documents historiques montrent que de nombreuses recrues ont réussi à mentir sur leur âge pour intégrer l’armée. Dans cet article, nous présenterons certains exemples extrêmes de ce phénomène.

William Henry Hutchinson

Âge inscrit sur le formulaire d’engagement : 12 ans

Âge réel au moment de l’enrôlement : 11 ans

L’histoire de l’enrôlement de William Henry Hutchison est assez inusitée, même si on la compare à celle d’autres soldats mineurs. Il naît en 1905 à Kent, en Angleterre. En 1908, sa famille s’installe dans le Montana. À cette époque, son père décède d’un accident de travail. Peu de temps après, sa famille déménage à Vancouver, en Colombie-Britannique, et sa mère se remarie. Alors qu’il n’est qu’un enfant, Hutchison commence à travailler à temps partiel comme vendeur du journal local, le journal The Province. Avec son salaire, il s’achète un clairon. Un jour, alors qu’il joue de son instrument dans sa cour, quelques soldats du camp militaire voisin l’entendent et lui demandent de joindre leur fanfare comme clairon. Selon les règles de la milice de l’époque, les « bons garçons » âgés entre 13 et 18 ans peuvent s’enrôler comme musiciens, tambours ou clairons. Hutchison intègre donc le 211e Bataillon en juin 1916. Sur son formulaire d’engagement, il écrit être né en 1904, probablement pour faire croire qu’il est tout près de l’âge minimum requis. De plus, il ne mesure que 4’ 5’’, ce qui est bien en dessous de la taille minimale exigée en 1916. Il a donc besoin d’un uniforme spécial.

En tant qu’enfant, Hutchison n’aurait jamais eu le droit de suivre le bataillon en Europe. C’est pourquoi il est démobilisé le 2 décembre 1916, quelques semaines avant le départ de ses compatriotes pour le Vieux Continent. Son service militaire aurait dû s’arrêter à ce moment. Cependant, avec l’aide de certains de ses amis du bataillon, il se glisse à bord du HMT Olympic, qui quitte l’Amérique le 20 décembre. Une fois en Europe, il devient une sorte de mascotte pour le bataillon, et l’on estime que ses amis l’aident à cacher son vrai âge aux autres. En mars 1917, le bataillon intègre les troupes ferroviaires canadiennes et, en avril de la même année, Hutchison se retrouve au front en France. Il y travaille comme messager pour les troupes chargées des télégraphes de campagne.

Un enfant en uniforme militaire. Il est assis en tailleur et tient un clairon.
William Henry Hutchison avec le 211e Bataillon, à Vancouver (Archives de Vancouver)

Comme Hutchison était un passager clandestin du HMT Olympic, il existe très peu d’archives concernant son séjour en France. Selon une entrevue qu’il a accordée plus tard dans sa vie, Hutchison s’est blessé à la jambe droite en 1917, alors qu’il se trouvait près de Neuve-Église, en France. C’est lorsqu’il s’est rendu à l’hôpital pour des soins que les autorités ont découvert son véritable âge et l’ont renvoyé chez lui. Bien qu’il n’y ait pas de document mentionnant cette blessure, le certificat de libération du soldat prouve qu’il s’est blessé puisqu’il y est noté que le jeune homme a reçu un Galon de blessé doré. Cependant, le dossier militaire d’Hutchison suggère aussi qu’il a été renvoyé à la maison parce que sa mère a découvert qu’il était en France et qu’elle a déposé une plainte officielle à ce sujet aux autorités militaires. Peu importe ce qui explique le retour au pays, Hutchison est renvoyé en Angleterre en septembre 1917 et arrive au Canada le 30 novembre 1917. En raison de la nature particulière de son service, il ne reçoit sa paye qu’une fois rentré au Canada. En fait, ce n’est qu’après la signature d’un décret spécial, réalisée le 12 janvier 1918, que le gouvernement reconnaît son service.

En 1919, Hutchison retourne s’enrôler, cette fois pour le 11e Bataillon du Régiment de garnison canadien, avec qui il reste jusqu’à sa démobilisation. Après la guerre, il devient boxeur professionnel pendant un certain temps. Il se fait appeler Billy « Kid » Nash, Nash étant le nom de famille de son beau-père. Dans les années 1930, il travaille comme débardeur. En 1969, il s’éteint à l’hôpital Shaughnessy, à Vancouver, puis est enterré au Forest Lawn Memorial Park. Il est connu comme étant le plus jeune soldat à servir le Corps expéditionnaire canadien outre-mer.

John William Boucher

Âge inscrit sur le formulaire d’engagement : 49 ans

Âge réel au moment de l’enrôlement : 72 ans1

John William Boucher naît à Port Maitland, en Ontario, en 1844. Très jeune, il perd son père, puis sa famille l’envoie pensionnat. Durant la guerre de Sécession, il s’enrôle avec le 24e Régiment d’infanterie du Michigan, puis dans le service des quartiers-maîtres de Nashville. Après la guerre, il travaille pour de multiples entreprises ferroviaires et s’établit finalement à Gananoque, en Ontario, où il se marie et fonde une famille.

Quand la Première Guerre mondiale éclate en 1914, Boucher est veuf et a largement dépassé l’âge d’intégrer le service militaire. Il essaie de s’enrôler plusieurs fois, mais est toujours rejeté. En 1917, le gouvernement modifie l’âge limite pour s’enrôler dans les bataillons ferroviaires. Il le met à 48 ans. Boucher profite alors de l’occasion pour tenter à nouveau sa chance. Durant l’évaluation médicale, il ment au médecin et dit qu’il a 48 ans. Cependant, il fait une erreur de calcul quand vient le temps de remplir son formulaire d’engagement puisqu’il y écrit être né en 1867. Cela lui donnerait 49 ans. Malgré cela, l’officier responsable du recrutement, qui sait que Boucher ment, décide par miracle de joindre l’armée.

Le 27 février 1917, Boucher arrive en Angleterre avec le 257e Bataillon des troupes ferroviaires canadiennes. Ses compatriotes le surnomment « papa » en raison de son âge. En mai 1917, il se retrouve à servir en France. Durant des mois, il arrive à suivre la cadence des hommes de la moitié de son âge alors qu’ils construisent des systèmes de transport ferroviaire nécessaires pour assurer l’approvisionnement au front. Cependant, son âge finit par le rattraper : il commence à souffrir d’arthrite. Il se voit forcé de donner son véritable âge à un officier médical et est ensuite retiré de son poste le 21 novembre 1917.

Un homme debout à côté d'un train. Il serre la main d'un autre homme à l'intérieur du train à travers la fenêtre. Ils portent tous deux des uniformes militaires.
Boucher (à droite), juste avant de rentrer au Canada. À la fin de son service, il avait 73 ans (Bibliothèque et Archives Canada).

À son retour de la guerre, il s’installe à Syracuse, dans l’état de New York, d’où il écrit à propos de ses expériences en temps de guerre et publie son histoire en plusieurs parties dans le journal Post-Standard. Il s’implique aussi auprès de la légion locale et prend la parole lors d’événements publics pour raconter ses expériences. Plus tard, il déménage à Miami avec sa fille. Il s’éteint en 1939, à l’âge de 94 ans. Selon nos recherches, il est le plus vieux soldat à avoir servi le Corps expéditionnaire canadien en Europe.

William John Clements

Âge inscrit sur le formulaire d’engagement : 44 ans

Âge réel au moment de l’enrôlement : 78 ans

William John Clements naît le 12 avril 1837 sur l’île britannique de Saint-Hélène, de parents britanniques. Il s’enrôle très jeune dans la l’Artillerie royale de l’Angleterre. Il immigre au Canada durant sa trentaine et travaille comme charpentier pour soutenir sa famille. En 1874, il s’enrôle dans le 30e  Régiment des Wellington Rifles et monte en grade pour devenir sergent-major de compagnie. En 1912, après 38 ans de service, il quitte les Wellington Rifles.

La Première Guerre mondiale éclate deux ans après la retraite militaire de Clements, mais il souhaite y participer. Le 17 mars 1915, il intègre officiellement le 34e Bataillon. Il est à quelques semaines de son 78e anniversaire, mais il déclare avoir 44 ans. Cependant, à cette époque, au moins deux de ses enfants sont dans la cinquantaine… Tout comme dans le cas de John William Boucher, tout le monde devait savoir qu’il n’avait pas réellement 44 ans, mais les personnes responsables du recrutement ont tout de même accepté sa candidature.

Clements arrive en Angleterre le 31 octobre 1915. Il y travaille comme ordonnance, c’est-à-dire comme domestique militaire pour un officier. Cependant, il devient rapidement évident qu’il n’est pas apte à servir dans l’armée, et ce, non seulement parce qu’il est atteint de surdité à cause de son âge, mais aussi parce qu’il souffre d’artériosclérose. Il est donc démobilisé et renvoyé au Québec le 7 août 1916. En 1933, Clements s’éteint. Il a alors 96 ans. Bien que son service dans le cadre de la Première Guerre mondiale est très court si l’on considère sa longue carrière militaire, sa tombe, installée au cimetière de Greenlawn, à Guelph, en Ontario, rend tout de même hommage à sa participation à ce conflit. Bien que Clements n’a pas pris part aux combats, il est considéré comme le plus vieux soldat ayant servi le Corps expéditionnaire canadien.

Une pierre tombale portant l'inscription « W J Clements, soldat du 34e bataillon du CEF, 1837-1933 ».
Pierre tombale de Clements à Guelph, en Ontario.

Alors, l’âge est-il juste un nombre?

Dans la tête de William Hutchinson, de John Boucher et de William Clements, le désir de servir le Corps expéditionnaire canadien surpasse les conséquences découlant d’un mensonge sur leur âge. Cependant, leur âge finit par les rattraper et ils sont forcés de rentrer au Canada. Bien que ces exemples montrent les mesures extrêmes prises par certaines personnes pour mentir sur leur âge, ils ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Le nombre exact de cas de ce type n’est pas connu, mais les chercheurs estiment qu’environ 20 000 mineurs ont servi le Corps expéditionnaire canadien. Et ce nombre ne compte pas les nombreux soldats considérés trop vieux qui ont également servi.

Un dossier médical militaire. La description du cas indique en anglais : « Cet homme n'aurait jamais dû être enrôlé : il était trop âgé à cette date. Depuis son enrôlement, il a servi comme domestique d'officier et ne peut pas continuer à servir comme fantassin. Compte tenu de son âge et de l'état de ses artères, il serait risqué de le maintenir dans n'importe quelle fonction. »
Note sur l’âge de Clements se trouvant dans son évaluation médicale, trouvée dans son dossier militaire (Bibliothèque et Archives Canada)

Article rédigé par Anthony Badame pour Honouring Bravery.


Sources (en anglais seulement):

Clarke, Nic (2015). Unwanted Warriors: Rejected Volunteers of the Canadian Expeditionary Force. UBC Press: Vancouver.  

Dossier militaire de John William Boucher

Dossier militaire de William Clements

Dossier militaire de William Hutchinson

The Oldest Legionnaire (février 1938). The American Legion Magazine.

The Oldest Legionnaire (février 1938). The American Legion Magazine.

Note de bas de page

  1. Étant donné que son anniversaire est en décembre, William Boucher aurait eu tout juste 72 ans au moment de s’enrôler, en 1917. Cependant, puisqu’il était dans sa 73e année de vie, plusieurs documents indiquent qu’il s’est enrôlé à 73 ans. ↩︎