En octobre 1917, devant la déroute de l’armée russe, la crise économique importante et l’impopularité de l’empereur Nicolas II, de larges pans de la population russe se soulèvent. Le régime des tsars est rapidement renversé et, en novembre de la même année, un premier gouvernement communiste est organisé sous le leadership de Vladimir Lénine. Cependant, cela n’arrête pas les violences et jusqu’en 1921, d’importants combats sont menés entre la nouvelle armée rouge de Lénine et l’Armée Blanche – un ensemble de forces contre-révolutionnaires qui resta fidèle au régime tsariste et qui s’opposait fermement au communisme.
Dès l’avènement du nouveau régime russe, plusieurs nations déclarent leurs soutiens à l’Armée Blanche. Ainsi, en 1918 et jusqu’à la fin du conflit, près d’une dizaine de pays de l’Alliance, allant des États-Unis jusqu’au Japon, envoie plus de 140 000 soldats en Sibérie dans l’intention de combattre le régime communiste. Dans cette gigantesque opération internationale, à seulement quelques semaines avant la fin de la plus grande guerre jamais connue, le Canada prend lui aussi les armes. Ainsi, du mois d’octobre à décembre 1918, plus de 4 000 soldats et officiers du Corps expéditionnaire sibérien sont envoyés et arrivent au port de Vladivostok. Par contre, entre l’indiscipline et la désorganisation générale, la mission ne se déroule pas comme prévu.
Un contexte politique particulier
La participation du Canada dans cette expédition rentre dans un contexte politique plus large et plus complexe. La guerre en Europe n’est pas encore terminée que le premier ministre Robert Borden annonce déjà qu’il est prêt à supporter la Grande-Bretagne dans sa mission en Sibérie. Pour Borden, cette expédition serait une autre occasion de prouver la fidélité du Canada à son allié traditionnel. Et ce serait aussi une autre façon de poursuivre l’effort de guerre. À cet effet, il est pertinent de souligner que la Première Guerre mondiale n’était pas encore terminée lorsque les communistes prennent le pouvoir en Russie : après tout, l’Allemagne se rend seulement en novembre 1918, un mois après l’arrivée des troupes canadiennes à Vladivostok. Les objectifs des premiers mois de la mission répondaient ainsi à un besoin militaire particulier : empêcher que des ressources très importantes russes ne tombent sous les mains de l’Allemagne, rouvrir le front de l’est avec une Russie sympathisante aux Alliées et sauver les Légions tchécoslovaques coincées en Russie[1].
Avec la fin de la guerre, cependant, la lutte contre l’Allemagne se transforme très rapidement en lutte contre les bolcheviks russes. Au-delà de la guerre, le bolchévisme était perçu comme une menace encore plus grande que les nations de la Triple Alliance. En effet, la fin de la guerre correspond aussi à une montée des droits des travailleurs à travers le monde. Les luttes ouvrières et l’insatisfaction générale d’une grande frange de la population se popularisent, et le Canada n’y fait pas exception. La fin de la guerre n’est donc pas autant célébrée que désirée par certains et pour plusieurs des nations vainqueurs, il est important de mater le bolchévisme le plus rapidement possible de sorte à dissuader une propagation dans leurs propres pays. En d’autres mots, le renversement des Tsars ne devait pas signifier une victoire définitive du communisme.
Cependant, la motivation du gouvernement Borden d’envoyer des troupes pour soutenir la Grande-Bretagne en tant que Dominion et pour combattre le bolchévisme n’entraîne pas un grand support chez le public général ou chez les militaires eux-mêmes. Sans mentionner qu’il était d’abord difficile de vendre le projet d’une nouvelle intervention militaire à l’étranger tout de suite après la fin de l’une des plus grandes guerres de l’histoire, il était surtout difficile de mobiliser des soldats motivés pour ce projet. De fait, la majorité des soldats du Corps sont des conscrits. Et plus particulièrement, il est pertinent de souligner que ces conscrits provenaient en grande partie du Québec où l’opposition envers la guerre était à son plus fort – tout en mentionnant que le sentiment anti-conscription était aussi très présent chez les autres troupes canadiennes. Pour accompagner l’expédition, l’armée canadienne tente aussi de recruter plusieurs soldats d’origine russe pour pouvoir faciliter la communication durant la mission. Cependant, il est jugé en cours de mobilisation que plusieurs d’entre eux arborent de grandes sympathies avec les bolcheviks. Finalement, seulement 18 soldats d’origine russe seront permis de quitter le Canada. Malgré toutes les embûches, l’armée canadienne réussit tout de même à rassembler une première force conséquente de plus de 4 000 soldats et officiers pour constituer le Corps expéditionnaire sibérien.
En revanche, le mécontentement parmi les soldats de la force d’expédition est général, à l’orée du départ pour la Sibérie. À Victoria, où la force est en garnison avant son départ, les cas d’indiscipline sont fréquents et plusieurs soldats sont accusés de désertion. En parallèle, plusieurs des soldats commencent aussi à présenter de la sympathie et un intérêt envers la cause bolchevique. Par exemple, lorsqu’un groupe socialiste local tient une rencontre le 8 décembre 1918, presque 700 soldats de la force d’expédition vont assister à la réunion. Dans ses études, l’historien Benjamin Isitt rapporte aussi les craintes d’un soldat canadien loyal à la mission qui aurait déclaré à un officier supérieur que tous ses camarades étaient des bolcheviks qui débattent continuellement sur la lutte des classes et qui manigancent les différentes façons dont ils pourraient rejoindre l’Armée Rouge une fois rendue en Sibérie.
Le mécontentement des hommes culmine finalement avec la mutinerie du 21 décembre 1918 – le jour du départ pour la Sibérie. En partant pour le port de Victoria, une partie des soldats refusent de suivre les ordres de leurs officiers et commencent à quitter leur position. Après avoir tenté une première fois de les remettre à l’ordre en tirant des coups de feu dans les airs, les officiers ordonnent finalement aux soldats restants de forcer leurs camarades à embarquer dans le navire. Selon des témoins, les mutins furent alors forcés à coup de ceinture et à la pointe de fusils d’embarquer à bord. Durant la traversée, plusieurs des leaders de la mutinerie sont punis, mais réintègrent les rangs par la suite.
La participation canadienne
Les membres du Corps expéditionnaire arrivent au port de Vladivostok à la mi-janvier 1919. À l’époque, Vladivostok était dans un état terrible. À cause de la guerre, de nombreux réfugiés se rendirent dans la plus grande agglomération de l’est de la Russie pour fuir la guerre. Cependant, la ville n’était aucunement prête à accueillir autant de personnes d’un coup et les infrastructures sont plus qu’insuffisantes. La pauvreté se retrouve alors partout tandis que les réfugiés tentent de survivre. Malheureusement, la criminalité et la guerre sont aussi à Vladivostok tandis que des partisans des deux armées mènent des opérations clandestines et combattent même parfois carrément dans les rues !
Des membres du Corps expéditionnaire posent devant un camion quelque part à Vladivotok (source : Wiki Commons).
La guerre reste cependant bien complexe. Après tout, les bolcheviks à Vladivostok ne forment pas un bloc uni et organisé. Au contraire, ce sont plutôt des sympathisants et des militants disparates qui se joignent parfois en bande pour mener leurs opérations. En revanche, comme le notent plusieurs observateurs, la notion même de ce qu’est un bolchevik est plutôt floue tandis que n’importe qui se retrouvant du mauvais côté du bâton est à risque d’être labellisé un bolchevik et d’être puni – pour ne pas dire d’être simplement exécuté en public.
De fait, les membres du Corps expéditionnaire se retrouvent dans une situation bien particulière. Malgré leur envoi, plusieurs mésententes entre les gouvernements étrangers et l’Armée Blanche subsistent et empêchent le déploiement des Corps d’expédition au front. De fait, les Canadiens ne voient pas énormément de combats. À Vladivostok, les soldats sont surtout chargés de maintenir la paix au port et assistent les forces de l’ordre locales. Plutôt que de combattre sur le front l’Armée Rouge de Lénine, les Canadiens se retrouvent plutôt à assurer la sécurité dans le port et à surveiller que les opérations commerciales se déroulent comme prévu.
Pour plusieurs soldats, ce changement d’affectation les déçoit et l’ennui prend rapidement place. Au début de l’opération, les officiers tentent vaillamment d’occuper les soldats en organisant différents exercices militaires. Si cela permet d’occuper les militaires durant un certain temps, le poids de l’ennui prend ultimement le dessus. En dehors de sa pauvreté et de sa violence quotidienne, Vladivostok n’offre pas non plus de grandes sources de divertissement. Ainsi, lorsque les soldats ne sont pas en poste au port ou en train d’assister les autorités ailleurs, ils ne se retrouvent avec pas grand-chose à faire par après. L’immobilisme est aussi le pire pour certains. Car après avoir été en poste, les hommes sont sommés de retourner immédiatement dans leurs baraques. Heureusement, plusieurs activités sont organisées pour occuper les esprits. Des pièces de théâtre et de musique sont ainsi menées pour divertir les hommes – avec un certain succès. Pour plusieurs, malheureusement, c’est aussi l’alcool qui les permet de faire passer les longs jours.
Il reste toutefois important de mentionner que quelques membres du Corps expéditionnaire ont mené des opérations militaires en dehors de Vladivostok. 55 soldats sont ainsi envoyés en fin décembre 1918 dans la ville d’Omsk, qui était alors la capitale de l’Armée Blanche. Toutefois, une fois là-bas, les hommes ne font pas grand-chose de plus que leurs camarades restés à Vladivostok. Le danger survient cependant durant les voyages en train. Au courant des années 1918 et 1919, deux voyages de soldats canadiens sont faits à l’aide du Transsibérien pour prendre le relais de la garnison d’Omsk. Durant ces très longs voyages, les soldats canadiens sont ainsi exposés à la guerre : embuscade par l’Armée rouge, sabotage par des rebelles, conflits de travail par des cheminots, défectuosité quelconque par le réseau de train, etc. Ces obstacles représentaient forcément des risques pour les soldats, mais ils étaient surtout des ralentissements dans des voyages déjà terriblement longs et pénibles. Finalement, en mai 1919, la mission à Omsk est terminée et les quelques soldats entament le voyage de retour à Vladivostok où ils se font attaquer par quatre tireurs bolchéviques en cours de route. Aucune perte ne fut répertoriée.
Mise à part la mission à Omsk, les Canadiens participèrent à une autre opération militaire durant leur déploiement au village de Chkotovo. Quelque temps avant la mission, une imposante force bolchévique attaqua une garnison de l’Armée Blanche pour sauver des prisonniers. En réponse à cela, le Corps expéditionnaire et plusieurs autres éléments des autres corps étrangers sont envoyés pour neutraliser toutes présences communistes dans le village. Cependant, les Canadiens arrivèrent dans un village entièrement vide, à l’exception de quelques personnes âgées. Comble du ridicule, les seules pertes occasionnées surviennent lorsqu’un Français blesse deux soldats, un Japonais et un Canadien, en essayant son révolver. Le corps retourne alors à Vladivostok.
La fin d’une mission infructueuse
Le retour au Canada s’est fait sans encombre le 5 juin 1919 après d’importantes pressions populaires au sein des principales villes canadiennes pour cesser la mission. Au même moment, il devenait certain aussi que l’Armée Blanche était en voie de perdre la guerre devant le manque de ressources et de support général de la population. Il faut aussi dire qu’avant même l’arrivée des Canadiens, la guerre elle-même était déjà perdue d’avance tandis que l’Armée Blanche a remplacé la compétence militaire par de la brutalité pure et simple. De plus, c’est sans mentionner que ses principaux généraux avaient perdu les faveurs des puissances étrangères. Et le tout n’était pas arrangé par les nombreux jeux et tensions politiques entre les différentes nations impliquées, chacun ayant ses propres intérêts personnels dans une telle mission.
La guerre contre les bolcheviks a donc été une large défaite pour l’ensemble des forces impliquées et il est certain que la participation canadienne n’y a pas changé grand-chose. En plus d’un manque de motivations flagrantes parmi les troupes, ceux-ci subirent aussi les conséquences d’une mauvaise organisation chez les hauts dirigeants et d’une quasi-improvisation sur le terrain tandis que les autres corps étrangers et l’Armée Blanche peinaient à communiquer entre eux.
Finalement, la mission du Corps expéditionnaire sibérien a donc été un long échec.Sans une organisation concertée par tous les participants de l’intervention, le Corps canadien n’aurait pas pu faire mieux qu’il le put. À moins de tout simplement ne pas avoir décidé d’envoyer de troupes pour commencer.
[1] Durant la Première Guerre mondiale, plusieurs milliers de soldats Tchécoslovaques engagés par la Russie tsariste se retrouvèrent complètement bloqués en Russie au moment de la révolution. Sans chaîne de commandement avec l’armée russe, les légions tchécoslovaques s’organisèrent et combattirent les bolcheviks en espérant que cela puisse leur permettre de retourner chez eux et d’obtenir des faveurs politiques de la part des pays alliés.
Photo de couverture : Le Corps Expéditionnaire célèbre l’armistice dans les rues de Vladivostok (source : Wiki Commons).
Article rédigé à l’origine par Julien Lehoux pour Je Me Souviens.
Sources:
- « Corps expéditionnaire canadien en Sibérie », L’Encyclopédie Canadienne/The Canadian Encyclopedia.
- « Le Corps expéditionnaire sibérien », Musée canadien de la guerre/Canadian War Museum.
- « Première Guerre mondiale – Sibérie », Gouvernement du Canada/Government of Canada.
- « The Siberian Expedition », Legion Magazine (en anglais).
Pour une approche plus académique :
- Benjamin Isittt, « Mutiny from Victoria to Vladivostok, December 1918 », The Canadian Historical Review, vol. 87, no. 2, juin 2006, pp. 223-264 (en anglais).
- Benjamin Isittt, De Victoria à Vladivostok : l’expédition canadienne en Sibérie, 1917-1919, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, 340 p.
- Ian C.D. Moffat, « Forgotten Battlefields – Canadians in Siberia 1918-1919 », Canadian Military Journal, vol. 8, no. 3, pp. 73-83 (en anglais).