Le soldat Nuinosuke Joseph Okawa nait le 24 juillet 1884 à Shizuoka, au Japon. Durant six ans, il sert l’Armée impériale japonaise. Il est vétéran de la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Il arrive au Canada en 1907, à l’âge de 23 ans, et commence à travailler comme charpentier à Vernon, en Colombie-Britannique. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, il désire s’enrôler pour combattre aux côtés des Canadiens. Cependant, parce que le racisme envers les Asiatiques est très répandu en Colombie-Britannique, Okawa doit se rendre jusqu’en Alberta pour y parvenir. Il s’enrôle officiellement à Calgary le 7 août 1916 et intègre le 192e Bataillon. Il fait partie des 196 volontaires canadiens d’origine japonaise. Durant cette période, le Japon est un allié de l’Angleterre en vertu de l’Alliance anglo-japonaise de 1902. Les sujets britanniques se trouvant outre-mer sont désireux de prouver leur courage et leur loyauté envers le roi. Les Canadiens d’origine japonaise, eux, cherchent également à bénéficier d’un traitement égal à celui des autres citoyens canadiens à leur retour des champs de bataille puisqu’ils sont moins payés, ne peuvent occuper des postes considérés supérieurs, tels que ceux des domaines de la médecine et du droit, et n’ont pas le droit de vote. Le 11 octobre 1916, une fois arrivé en Angleterre, Okawa se fait transférer au 10e Bataillon. Il part pour la France sept semaines plus tard, où il prend part à la bataille de la crête de Vimy et y survit. Plus tard, il écrit ceci à propos de la bataille :
« Le 8 avril, à 16 h 30, nous commençons notre marche de cinq miles vers la crête de Vimy. L’ennemi pilonne nos tranchées de communication avec son artillerie et utilise même des obus libérant des gaz toxiques. La marche est très difficile, mais personne n’est blessé. À 2 h du matin, nous atteignons les lignes des forces amies. On nous donne du rhum. Le 9 avril, à 5 h du matin, notre artillerie déclenche un intense bombardement et arrive à prendre le contrôle de la crête. Nous faisons 700 prisonniers. La bataille se termine le 11 avril. Environ 500 de nos hommes sont tués ou blessés, dont deux soldats volontaires japonais : Iwakichi Kojima (tué le 9 avril) et Kiyogi Migita (tué le 11 avril). » 1
Le 17 août 1917, alors qu’il se trouve à Lens, Okawa est blessé par balle au bras gauche et se retrouve avec une fracture ouverte du cubitus. Cette blessure signe la fin de son service. Il est rapatrié au Canada. Le 31 décembre 1917, il est déclaré invalide et jugé médicalement inapte à poursuivre son service.


Il marie Toku Okawa en 1919, avec qui il a deux filles. Le 9 avril 1920, le jour du troisième anniversaire de la bataille de la crête de Vimy, il assiste, avec d’autres vétérans, à l’inauguration du monument commémoratif de guerre des Canadiens d’origine japonaise au parc Stanley, à Vancouver. L’année suivante, il devient un sujet britannique naturalisé. En 1927, Okawa se fait construire un bateau de pêche, plus précisément un bateau collecteur à pont unique de 34 pieds de long qu’il nomme Point Ose, en l’honneur d’un petit village de pêcheurs situé près de sa ville natale. Il se sert de son navire pour transporter du poisson dans la région du golfe, vers des conserveries comme celle de Deep Bay, située sur l’île de Vancouver.
Qu’est-ce qu’un bateau collecteur?
Il s’agit d’un bateau assez large qui sert à recueillir les poissons pêchés par les plus petits bateaux à filet maillant. Les poissons sont mis dans de la glace et transportés vers les conserveries ou les marchés. Le collecteur fait gagner du temps aux pêcheurs au filet maillant puisqu’ils n’ont pas à retourner sur le rivage, ils peuvent simplement donner leurs prises à un collecteur.


Taka IV (à gauche) et Kasaska (à droite) sont deux exemples de bateaux collecteur (Delta Museum and Archives).

En 1931, après plusieurs années de pression, les soldats canadiens japonais gagnent enfin leur bataille : les membres de l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique adoptent, à une voix près, le projet de loi accordant le droit de vote à tous les vétérans canadiens d’origine japonaise. Ce droit ne s’étend pas à leur femme ni à leurs enfants. Cependant, cette victoire est de courte durée. Neuf mois après le bombardement de Pearl Harbor, le gouvernement fédéral ordonne à tous les membres de la communauté japonaise résidant en Colombie-Britannique, incluant ceux nés au Canada, de s’enregistrer et de fournir leurs empreintes digitales. Il leur ordonne également d’avoir en tout temps avec eux leurs pièces d’identité. Les événements du 7 décembre 1941 (l’attaque lancée sur Hawaï par l’Armée de l’air impériale japonaise) compliquent la situation. Sous prétexte de protéger le Canada des sujets déloyaux, les politiciens racistes de la province et les membres de la Ligue anti-asiatique convainquent le premier ministre Mackenzie King de débarrasser la Colombie-Britannique du « problème japonais ». Bien que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) assure que les Canadiens d’origine japonaise ne sont pas une menace pour la sécurité nationale, une « évacuation » de masse est lancée dès le début de l’année 1942. En vertu de la Loi sur les mesures de guerre, 22 000 Canadiens d’origine japonaise, dont les deux tiers sont nés au Canada et dont font partie Okawa et sa famille, sont déracinés de force de toutes les régions côtières de la Colombie-Britannique, placés dans des boxes à chevaux dans le parc Hastings (où l’organisation Pacific National Exhibition tient chaque année une foire) et finalement transportés dans d’anciennes villes minières fantômes rapidement converties en camps d’internement. La famille Okawa se retrouve à Greenwood, en Colombie-Britannique. Le fait que Nuinosuke Joseph Okawa soit un vétéran de la Première Guerre mondiale ne change rien; il est incarcéré avec neuf autres vétérans dans des conditions sordides durant trois ans et demi.
Au début de l’année 1942, le gouvernent fédéral commence à vendre les 1 137 bateaux de pêche qu’il a confisqués et rassemblés en décembre 1941, mais n’en dit pas un mot aux propriétaires de ces navires, qui sont à ce moment internés. Or, le domaine de la pêche est la seule source de revenus d’Okawa. Les archives montrent que le Point Ose est évalué à 2 000 dollars. Il est cependant vendu à John Heal pour uniquement 550 $. Après des déductions pour « frais de supervision », Okawa se retrouve avec seulement 407,31 $. En 1943, de grosses enchères ont lieu dans la région du Lower Mainland, en Colombie-Britannique. On y vend, bien en dessous de la valeur marchande, tout ce qui appartient aux Canadiens d’origine japonaise : objets personnels, caméras, radios, pianos, voitures, maisons, serres, fermes, entreprises, terrains et droits de coupe. À la fin de la guerre, une fois libérée de Greenwood, la famille Okawa s’installe à Hamilton, en Ontario, où elle refait sa vie. Aucun Canadien d’origine japonaise n’a le droit de retourner sur la côte britanno-colombienne. Il faut attendre jusqu’au 1er avril 1949 pour que cette interdiction soit levée, alors qu’aux États-Unis, les Américains d’origine japonaise peuvent rentrer chez eux dès 1944. La décision sévère du Canada obligeant des habitants à quitter leur demeure pour rentrer au Japon ou se rendre de l’autre côté des Rocheuses a révélé un côté cruel du gouvernement, qui considérait l’internement et la dépossession comme des mesures de guerre.

En 1948, les Canadiens d’origine japonaise ont la chance de plaider devant la Commission Bird s’ils ont l’impression que leur propriété a été vendue à un prix injuste, ce qui est le cas. Mme Toku Okawa représente son mari à l’audience, où elle tente de récupérer une partie des fonds que son mari a perdus lorsque son bateau a été vendu au tiers de sa valeur, et ce, sans son consentement. Une partie de cette audience implique d’ailleurs un curieux échange sur le statut de vétéran de M. Okawa.

L’ancien combattant ne revoit toutefois jamais son bateau. Il s’éteint le 14 avril 1972, à l’âge de 88 ans. Il n’assiste donc malheureusement pas aux excuses officielles à l’endroit des Canadiens d’origine japonaise du ministre Mulroney, présentées en 1988.
Mon désir de mettre en lumière l’histoire et le sort des Canadiens d’origine japonaise ayant participé à la Première Guerre mondiale et le lancement de la base de données des archives Landscapes of Injustice (Les paysages de l’injustice) de l’Université de Victoria m’ont permis d’effectuer des recherches sur la vie de ces soldats après 1918. Comme je m’en doutais, des dizaines de vétérans ont été internés, dépossédés de tous leurs biens et même exilés au Japon en 1946. En 2022, j’ai créé le groupe Facebook Japanese Canadian Fishing Boats (Les bateaux de pêche des Canadiens d’origine japonaise). Mon but était de réunir les familles canadiennes d’origine japonaise avec les bateaux de pêche perdus de leur famille, ne serait-ce que par le biais de photos. Une fois que le nombre de membres s’est approché de 400 personnes, représentant un mélange de pêcheurs blancs et de descendants de pêcheurs canadiens d’origine japonaise, une rencontre a eu lieu! Ross Holkestad a publié une photo du Point Ose qu’il avait trouvée en ligne. George Takahashi, également membre du groupe et petit-fils du soldat Okawa, n’avait jamais vu de photo du bateau de son grand-père et était ravi de pouvoir enfin le « voir ».

J’étais très heureuse que la famille Okawa puisse, d’une certaine manière, tourner la page. Cette famille, qui a été doublement sacrifiée, mérite le cadeau qu’est la découverte de la photo. Merci pour votre service, soldat Okawa, héros de la crête de Vimy et étranger ennemi. L’ironie de la situation ne m’échappe pas. Reposez en paix, le Point Ose a été retrouvé et a rejoint votre famille.
Nous nous souviendrons d’eux.
Article rédigé par Debbie Jiang pour Honouring Bravery.
- Ito, Roy, We Went to War. (Stittsville, ON: Canada’s Wings, Inc. 1984), page 62 ↩︎